Essai


Jongler avec la mort


  • Date de publication :
    30 mars 2023
  • Dernière modification :
    01 avril 2023

  • Jonglages

  • danse
  • identification
  • manipulation
  • mort
  • objet
  • religion

Texte copié

Nathan Israël, « Jongler avec la mort », Jonglages, 30 mars 2023.
https://maisondesjonglages.fr/contributions/jongler-avec-la-mort/

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Contributeur(s)

Nathan Israël

Auteur

Jean-Michel Guy

Relecture

Luna Rousseau

Relecture

Cyrille Roussial

Relecture

En se proposant de saisir ce qui caractérise la mort dans le jonglage, Nathan Israël laisse trace d’un cheminement poétique. Son texte s’ouvre par des questionnements rationnels puis prend des allures de méditation qui laissent place à une tonalité biographique.

Jongler avec la mort est une expression profonde et lourde de sens. Elle implique le rapprochement étrange de phénomènes connus du jonglage, comme la chute, avec d’autres faits qui ont trait à la vie ordinaire. Au-delà de la mort présente dans nos vies, du moins celle qui les enrobe à travers différents symboles et manifestations, un tel titre nous invite à considérer le caractère mortifère ce qui est jonglé, en plus de ce qui jongle. Dans cet essai, Nathan Israël s’appuie également sur ce qui fait leur vitalité ; il ne compose pas seulement avec la mort qui rôde et vient déstabiliser le discours dans ses lignes.

Le souffle de ce texte puise dans des références profanes et sacrées, ainsi que des registres de langues variés. Ce faisant, il a trait à l’esthétique baroque des spectacles de son auteur : à travers ses interprétations, il partage à la fois avec humilité, humour et provocation des réponses à ses interrogations de départ qui portent sur sa double condition d’être humain et de jongleur. En assumant ses digressions, cet essai peut être lu comme une invitation à sortir des sentiers battus du jonglage, autrement dit ses repères grâce auxquels nous l’apprécions.

Toute expression accompagnée d’un astérisque* dispose d’une définition précisée dans le glossaire.

Cette contribution s’inscrit dans une série d’essais écrits par Nathan Israël : découvrez également “Jongler avec la merde”.

Jongler avec la mort
Quelle divinité incarnerons-nous ?

La mort habite le cirque, elle le hante.

La plupart des disciplines de cirque convoquent l’effroi, la peur et l’envie de l’accident, de l’accident mortel.

Art sadique, art maso. Mais malgré cela, art sacré.

Car la mort est là, elle rôde entre le trapèze et la bascule.

 

L’histoire de ces vingt dernières années nous a malheureusement prouvé que le cirque, malgré ses dernières révolutions, n’a pas du tout chassé la Faucheuse des pistes et des écoles. Et ce à maintes reprises.

Le cirque a à voir avec la mort.

Mais pour le jonglage, on peut se poser la question. On n’imagine pas la personne qui jongle en danger de mort quand elle pratique son art…

 

Si les artistes de cirque défient et tutoient la mort, à quelle mort spécifique se confrontent les jongleuses et jongleurs ?

Peut-être à une mort symbolique : la honte de l’échec. Car quoi qu’il arrive, l’objet finit par tomber.

On pourrait demander aux « meilleur·e·s » jongleuses et jongleurs, Delanay Bayles, Wes Peden, Anthony Gatto, Viktor Kee ou Nathalie Enterline : rien à faire, ça tombe.

Le jonglage serait alors comme un sacerdoce de super-héros : toujours assurer alors que la chute est inévitable.

Certes, mais autre chose doit être possible.

 

 

Peut-être que la mort n’est pas là pour nous, jongleurs et jongleuses. 

Si ce avec quoi nous jonglons, c’était la mort elle-même : la mort des autres !

 

Si chaque objet lancé, tenu en équilibre, manipulé, était le symbole d’un autre être humain, de l’autre qui risque de mourir, de l’autre qui va mourir ?

De l’autre qui ferait bien de vivre, de tourner, de se faire lancer et de danser avant la fin ?

 

L’objet lui est bien mort déjà, inerte. Il n’a d’autre destin que de retourner au repos éternel – celui du jouet délaissé par l’enfant qui a grandi.

L’artiste peut prendre le risque de le tuer à nouveau. Il s’en fout.

 

À moins que l’objet ne tue ?

En parlant de « meilleur jongleur·se », n’est-ce pas ce qui est arrivé à Enrico Rastelli ? Une sorte de vengeance de l’objet.

Nous n’en savons rien, c’est surement une légende, mais tant pis si c’est faux, ça nous aura donné à rêver… Voilà l’histoire :

Enrico Rastelli est considéré comme un des plus grands jongleurs de tous les temps. Connu dans toute l’Europe, il présenta le premier spectacle de longue durée de jonglage.

Il était si populaire qu’à sa mort, en 1931, la radio allemande interrompit ses programmes et des milliers de personnes suivirent son enterrement en Italie.

Donc un jour, Rastelli demande à une personne dans le public de lui lancer une balle qu’il rattrapera sur son bâtonnet de bouche.

Mais la balle est lancée trop fort et le bâtonnet le blesse. Pas de chance : il était hémophile. Il mourra des complications de cette blessure. Thanatos, fourbement caché dans je ne sais quel microbe sournois, vient achever le travail.

 

Et si l’objet ne tue pas, qu’en est-il de la mort et de la jongle ?

Il est une artiste, une jongleuse qui a magnifiquement travaillé sur ces questions : Jeanne Mordoj.

Dans son spectacle L’éloge du poil, la mort est présente de plusieurs façons.

L’artiste manipule des crânes d’animaux qu’elle fait parler telles des marionnettes.

Elle fait également rouler par dizaines des coquilles d’escargot dont le bruit évoque le flux et reflux de la mer. Les restes morts d’êtres vivants servent à faire exister l’élément central de toute vie, l’eau.

Mais surtout il y a cette fameuse scène de jonglage avec un jaune d’œuf. Jaune qui ne peut que crever. C’est inexorable. Jaune qui est comme un mort-né, une incarnation d’un potentiel de vie mais surtout un potentiel de mort imminente. Jeanne Mordoj le dit même sur scène, elle donne « à l’être qui ne naîtra pas un aperçu du monde auquel il a échappé ».

Elle fait danser un mort.

Et puis dans son spectacle suivant Adieu Poupée qui m’a ému aux larmes, Jeanne Mordoj fait évoluer des sortes de fantômes.

Comme un adieu à l’enfance et une remise en question fondamentale de ce que nous sommes, de ce que nous faisons, de ce qu’elle est, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle jongle.

 

C’était déjà dans l’Ancien Testament :

Havel havalim, hakhol havel.

Vanitas vanitatum et omnia vanitas.

Vanité des vanités et tout est vanité.

— Ecclésiaste 1.2

 

Comme quoi, on nous l’avait bien dit et ça fait sacrément longtemps.

Écrire un spectacle de jonglage, c’est bien se confronter à cette terrible conclusion : qu’est-ce que c’est vain !

À quoi bon lancer des objets pour les rattraper ?

Quel sens trouver à l’écriture d’une séquence de jonglage ?

Nous pourrions penser que l’artiste cherche tout simplement la beauté, comme une évasion de ce monde, une consolation. Pareillement pour une musicienne ou un peintre…

Mais quand on passe plusieurs heures par jour à ramasser des objets qu’on fait tomber, on ne peut pas éviter de se dire : qu’est-ce que c’est vain !

Et dans l’art, comment est représenté usuellement ce qu’on appelle une vanité ?

Par une tête de mort, un crâne.

Ah là là, je voudrais digresser mais tout nous y ramène.

 

 

En définitive, cela nous laisse deux possibilités.

Soit on s’identifie au jongleur, à la jongleuse et on est là désormais à défier Dieu, la mort et la physique quantique.

Soit on s’identifie à l’objet et on tremble à l’idée qu’on nous laisse tomber, qu’on nous tue, que Papa ne soit pas toujours là pour nous sauver.

Eh bien non, Papa n’est pas toujours là. Papa défaille ou Papa est mort. Maman aussi d’ailleurs.

S’identifier à une balle, ça peut sembler doux… ambigu aussi.

Se laisser jongler, jouir de la hauteur, de la caresse du contact, se laisser faire vivre par l’autre, donner toute sa confiance tout en sachant la fin inéluctable.

La chute.

 

Mais cette inclination à vouloir être l’objet est problématique.

#metoo, Black Lives Matter et d’autres ne cessent de nous rappeler que nous sommes tous et toutes des êtres et non des choses. Le care, la communication non-violente nous invitent à nous adresser à l’autre en tant que sujet, distinct, unique et plein de sa complexité.

Or là, on  valoriserait le retour à l’objet et à la manipulation. On serait bien maso.

Non, nous sommes bien multiples en fait.

Nous ne sommes pas des oies blanches, nous avons nos parts d’ombres.

« Inquiétante étrangeté » dirait Freud, « Par delà le bien et le mal » dirait Nietzsche…

Que ce soit au niveau personnel ou au niveau collectif, nous sommes régis par des forces qui ne sont pas que les vœux pieux des penseurs des Lumières. Il y a de l’irrationnel, il y a le « dark side of the force ». Il va bien falloir faire avec.

 

On jonglerait donc avec des morts.

Drôle d’idée.

Pourquoi pas ?

Et on est payé·e·s pour ça ?

 

Faire son pain de la mort des autres, ça peut paraître étrange.

On dirait tel chef de guerre ou tel cynique néolibéral qui joue avec la vie et la mort de ses contemporains.

Ce n’est pas pour rien que Chaplin, dans Le Dictateur, a joué Hitler jonglant avec la Terre. Et évidemment à la fin de cette scène, la Terre explose.

Hitler jongle avec les morts qu’il est en train de produire par millions et avec ce monde qu’il rêve de dominer. Il domine et il tue.

Les jongleurs et jongleuses comme suppôts du capitalisme délirant !?

Non, ça me ferait trop mal.

J’ai beau avoir appris que depuis Astley et l’invention du cirque moderne au XVIIIe siècle, cet art est profondément lié au commerce, il doit bien y avoir un peu de transcendance là-dedans.

Et le sacré dans tout ça !

La jonglerie rédemptrice incarnée dans un sauveur ou une sauveuse ?

Non, le jonglage n’est pas assez sacrificiel pour que celles et ceux qui le pratiquent incarnent Jésus.

 

Ce serait autre chose alors, de bien plus prétentieux et rigolo : Shiva.

 

 

Shiva ?

 

Shiva danse.

Nos objets dansent.

Le jonglage : un art de faire danser les morts.

Et pour bien faire danser l’autre, rien de tel que de danser soi-même.

Alors il s’agirait de danser en faisant danser les autres, morts en sursis, dans une near-life-experience comme dirait Tyler Durden dans Fight Club.

Tel un torero ou comme Francis Brunn jonglant à une balle, Kō Mirobushi dansant du fond des ténèbres, Pina Bausch si intensément dans Café Müller.

 

Shiva danse, détruit et transforme le monde. La vie nouvelle ne peut advenir que par la mort.

Chez les Hébreux, la période de deuil de sept jours se nomme Shivah.

Et en France, Shiva est une entreprise de nettoyage à domicile et de repassage.

 

La mort, la danse et le ménage.

Triade du jonglage.

 

Du ménage, il y en a pas mal à faire. Dans tous les coins et surtout sous le tapis.

Un bon ménage de nos comportements patriarcaux, sexistes, racistes.

Un ménage fondamental de notre rapport à la « nature ». En commençant d’ailleurs par évacuer cette notion même de nature, purement occidentale.

 

On pourrait déjà ranger nos balles, massues et autres anneaux dans des trajectoires bien dessinées, des rythmes maîtrisés au doux son du siteswap*, des figures grandioses et pleines de surprises.

On maîtriserait comme jamais. Pas de place au n’importe quoi.

 

Et bien si !

Le grand ménage n’est pas ce que l’on croit.

Si le jonglage danse avec la mort, alors le ménage n’est pas celui de l’ordre.

Un ménage de vie, de cri et de saut. L’inverse de l’entropie !

Le ménage d’une bonne exultation régénérante.

Incarner une divinité, oui mais alors une divinité du désordre qui sauve.

J’ai l’impression que Johan Swartvagher est sur cette voie, Idriss Roca aussi, respectivement Johnny Rotten (Sex Pistols) et Charles Baudelaire de la jonglette. Le punk et le spleen, tous deux majestueux. Et il y en a d’autres certainement.

Un ménage qu’on attend depuis longtemps.

Un jonglage qu’on attend depuis longtemps.

Une incarnation qu’on attend depuis longtemps.

Dionysos

Ishtar

Shiva !

 

 

C’est quoi cette histoire de mort et de donner vie aux morts ?

Il y a dix ans, à l’occasion d’un stage de butoh avec Richard Cayre, j’ai participé avec mes camarades stagiaires à une hutte de sudation. Rite amérindien, il s’agit de passer quelques heures dans une hutte surchauffée, à chanter et à partager quelque chose comme une transe avec ses collègues de sudation.

On sue ensemble et on brûle presque. Pire, bien pire qu’un sauna.

On brûle du dehors et du dedans. Chaque inspiration est comme une flamme dans les bronches.

Et pourtant il se passe là quelque chose d’essentiel.

Il y a des phases et des répétitions.

Au bout de la quatrième séquence, j’ai eu des visions.

Dans cet enfer de chaleur suffocante, je me suis vu asphyxié dans une chambre à gaz, je me suis vu cramer avec mes millions d’ancêtres dans les fours. Mais surtout, je les ai vus m’encourager à vivre, vivre, vivre et vivre encore pour elles et eux.

C’est la plus belle leçon de nos morts, non ?

Nous inciter à vivre !

Vivre à fond de balle jusqu’à la mort, l’extermination finale, l’Armageddon.

A fond de balle

De balle

De bal

 

Et après ?

Après, j’ai fait L’homme de boue, mon premier solo.

J’étais là, debout, à essayer de vivre et de lancer ces massues au plus haut mais les pieds dans la glaise. Et à tomber et à me relever sans cesse sur cette terre glissante et instable. Danser.

Et Claude Louis-Combet avait écrit pour ce spectacle des textes sur le mot qui arrive, le mot qui n’est pas encore là mais qui est en gestation, le mot qui manque. Quelque chose de profondément juif quelque part, ce mot qui manque, le nom de Dieu.

Hé oui, je m’appelle Nathan Israël, je peux faire tout ce que je peux, c’est là.

Le golem, le rapport au verbe, une sorte de désespoir tendre, fragments d’une judéité vaguement métabolisée.

J’ai eu beau essayer de penser en existentialiste, en anarchiste, tenter de me libérer et même de fuir toute forme de communauté juive ou autre, il y a une histoire derrière.

Il y a qu’on me faisait lire petit que mes ancêtres auraient été bannis d’Egypte, il y a la Shoah, il y a la sensation fondamentale d’être un autre, un étranger, il y a Albert Cohen et Spinoza, il y a la nourriture séfarade cuisinée par ma grand-mère turco-greco-congolo-belgo-italienne en contraste total avec le moules-frites de ma Belgique natale, il y a l’expulsion d’Espagne par Isabelle la Catholique, il y a tous les pogroms, il y a… il y a mon nom : Israël.

Dans la Bible, Jacob combat une entité pendant toute une nuit. Et au matin, il découvre que c’est Dieu qu’il a combattu. Et désormais son nom Jacob est transformé en Israël qui veut dire « a combattu Dieu ».

Alors voilà, ça devait être dans mon nom.

Combattre Dieu, combattre la mort.

Danser avec Dieu, danser avec la mort.

 

Et après ?

 

Après, le dernier être humain, fier et triste, jonglera avec les millions, les milliards de femmes, d’hommes et d’enfants qui furent.

 

Cet être jonglera et tandis que son cerveau gauche se désolera en organisant scrupuleusement chaque pas et chaque lancer de cette dernière chorégraphie, son cerveau droit délirera cette danse en une renaissance ivre.

Mais personne pour voir, personne pour s’identifier. Cette personne sera seule et, dans son auto-hypnose, donnera raison au premier vers de « Bureau de tabac » de Fernando Pessoa :

Não sou nada.
Nunca serei nada.
Não posso querer ser nada.
À parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement Luna Rousseau, Cyrille Roussial et Jean-Michel Guy pour leurs lectures, retours et encouragements. Sans leur patience et générosité, ce texte n’aurait été que l’ombre de lui-même. Merci !

Sont aussi remerciés le comité éditorial et Erik Åberg.