© Fabien Plasson

Nouvelle


Pim pam


  • Date de publication :
    30 mars 2022
  • Dernière modification :
    08 avril 2022

  • Jonglages

  • écriture
  • fiction
  • jonglage aérien
  • jonglage horizontal
  • jonglage rebond
  • passing

Texte copié

Esther Friess, « Pim pam », Jonglages, 30 mars 2022.
https://maisondesjonglages.fr/contributions/pim-pam-2/

Médias non téléchargeables

Contributeur(s)

Esther Friess

Auteure

Cyrille Roussial

Relecture

Cette nouvelle constitue une tentative d’écriture à partir de la pièce pour sept jongleur·se·s et un batteur Dans les plis du paysage du Collectif Petit Travers, vue au Toboggan de Décines, dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon en 2016. La rencontre d’Esther Friess avec l’univers scénique de cette œuvre a en effet provoqué l’envie de la raconter. 

« Comment transformer une pratique scénique en source de récits ? Comment transformer les mouvements et les interprètes en personnages d’une autre fiction, les transposer sur le papier ?

Dans les plis du paysage, spectacle sans parole et aux tableaux assez variés pour tisser une trame solide (apparition d’un personnage isolé, échanges de balles en trio, feu d’artifice final de balles blanches…), m’a permis d’imaginer un récit, d’y investir mon propre imaginaire : c’est cette expérience de spectatrice qui s’est muée en nouvelle. Il s’agit de s’aventurer dans tous les récits possibles ouverts par les balles.

Le processus d’écriture obéit à une certaine rigueur. Si le résultat final est éloigné du spectacle dont il est inspiré, chaque scène est pourtant tirée de tableaux, échanges de balles ou images du spectacle m’ayant marquée. Ce travail se traduit dans des carnets où sont notés tous mes souvenirs de la représentation et son déroulement (scènes, lumières, musiques, gestes…). Ces notes et souvenirs forment la base à partir de laquelle se construit un nouveau récit, plus personnel.

L’idée est de déplacer les mouvements jonglés dans un autre contexte fictionnel, bien que tiré de l’effet que l’œuvre a produit sur moi, afin de mettre ces mouvements au cœur d’un texte qui ne soit ni une simple description ni une critique du spectacle. Ce premier travail a ensuite ouvert la voie à d’autres fictions inspirées de spectacles de cirque comme Méandres (Les Colporteurs) ou Phasmes (Cie Libertivore). » 

Pim pam

Pim pam.

Pim pam pim pam pim.

Tout est noir. Le noir complet. Seul ce bruit de pas éclaire l’épaisseur de notre nuit.

Pim, pam.

Impossible de savoir où il va, ce pas, et d’où il vient. Il pourrait être tout près, il pourrait monter et se rapprocher, il pourrait venir de toutes les directions à la fois et même si quelqu’un tentait d’écouter le plus minutieusement possible les sons de la nuit, on ne peut pas savoir. Dans cette ville, personne n’est sensé se déplacer sans raison. Nous devons porter la veste réglementaire, rouge vif pour être toujours visible, et ne pas nous faire repérer. Nous ne devons pas nous attrouper. Il n’y a pas à marcher – pim pam – dans le noir complet. Nous avons fermé nos volets sur la nuit pourtant le pas continue, traverse nos rues et traverse nos tympans. À présent nos oreilles égarées tremblent, elles voudraient se coller au mur pour comprendre ce qu’il se passe à l’extérieur. On ne peut pas savoir mais le son avance, avance, avance. Net, régulier.

Pim pam.

Il retient notre souffle.

 

Vas-y voir

Deux personnes en anorak rouge se tiennent côte à côte sous l’abribus, épaule contre épaule. Pourtant leurs corps serrés ne semblent pas communiquer. La neige tombe, très fine, autour de l’abri. Sous sa capuche, l’un des anoraks regarde pleuvoir les flocons.

« Pourquoi tu veux sans cesse voir les choses ?
— Je ne sais pas, répond Petit anorak, qui a le nez pointé vers la neige.
— Sale curiosité.
— Je ne suis pas un voyeur. Je regarde autour de moi, c’est tout.
— Sale curiosité je te dis. »

On entend un son étouffé et mouillé, couvrant un bruit de moteur. Les faisceaux des phares d’un bus apparaissent à travers la neige. Normalement, les deux anoraks ne prennent pas cette ligne, ils doivent attendre le bus suivant pour pouvoir rentrer chez eux. Pourtant le plus petit des deux anoraks, avec le nez tourné vers les flocons, commence à bouger. Le bus s’arrête devant l’abri, les roues éclaboussées par la mince pellicule brune de la neige. Petit anorak rouge s’avance vers le portillon automatique du car. Derrière lui l’autre ne comprend pas, ce n’est pas le moment d’embarquer. Il lève la tête légèrement pour interroger, le visage toujours sous l’ombre de sa capuche – ne jamais se montrer, il ne faut pas. Comme réponse, Petit anorak murmure simplement :

« Je prends ce bus-là aujourd’hui. Je vais à l’est de la ville. »

Pause. La porte du bus, ouverte, disperse sa lumière blanche vers le dehors. Elle va bientôt se refermer.

« Encore pour voir. Pourtant à l’est il n’y a rien. »

Petit anorak se retourne et grimpe dans le bus sans répliquer, à contre-jour.

L’est

Pim pam.

Pim pam pim pam pim.

Nous sommes à l’est de la ville. Pour la troisième fois, Petit anorak s’arrête sous le lampadaire. Seul éclairage encore en fonction à trois kilomètres à la ronde, il fait un halo dans notre nuit. Petit anorak regarde en l’air et de dos, ainsi, il nous ressemble – comme quand nous étions petits, tout petits comme ça, il a le cou penché vers l’arrière de la même façon qu’un enfant s’arrêterait et lancerait ses yeux vers un gros nuage de forme animale. Qu’est-ce qui le fascine dans le lampadaire isolé ? Est-ce le fait qu’il soit la dernière lueur dans l’ombre vide ? Ou bien que des bruits de pas inconnus, souvent, semblent le prendre pour centre de leurs pérégrinations ?

Figure 3 – © Ian Grandjea

Auparavant, d’autres rythmes que celui du Petit anorak ont bravé la solitude de la nuit. Des visiteurs rapides, courants, claquants : parfois mains dans les poches mais vifs, lourds sur le bitume certains soirs, parfois traînards. Nous les avons entendu circuler autour du lampadaire, comme si l’unique ampoule du quartier avait été épargnée pour illuminer un point de rendez-vous que nous ne comprenons pas.

Le tremblement du périphérique ne parvient pas jusqu’ici, ni ses fumées imperceptibles.

Pim, seul écho dans notre habituelle obscurité. De quoi faire fermer les vitres inquiètes et, par-dessus, les volets craquelés.

Chut.

Pim pam.

Petit anorak a repris sa route. Il s’éloigne puis il revient. Les immeubles brunâtres assistent à cet étrange manège. Petit anorak passe, repasse et s’arrête, les secondes trottent chaque fois plus lentement derrière son regard étonné lorsqu’il revient fixer la lumière. Il va rendre folle notre nuit. Pourquoi est-il là ? Il ne devrait pas.

Une autre rougeur apparaît soudain sous le halo de lumière, un deuxième anorak sort de l’ombre et saisit Petit anorak à bras le corps. Sans prévenir, sans bruit, sans parole. Petit anorak bascule dans ses bras, son corps voltige en coup de ciseau vermeil mais pas un cri ne perce la nuit et hop, les deux s’échappent dans l’obscurité. Le grand anorak a emporté Petit anorak comme un paquet postal calé entre son coude et son aisselle, il se sont déjà évaporés, il n’y a plus personne.

Pim pam s’est tu.

Les volets ne se rouvrent pas mais craquent derrière leurs fissures.

 

Le temple de la balle perdue

Personne n’avait eu besoin de lui expliquer. Personne n’avait eu besoin de lui montrer ce que signifiait cet endroit, cette courette abandonnée où on l’a amené. L’attitude de tous donnait déjà le mot d’ordre : tu observes et tu te tais.

Figure 4 – © Géraldine Aresteanu

Petit anorak rouge s’est calé dans un coin, les deux mains cachées sous l’épaisseur de son manteau pour se réchauffer, et scrute les mouvements de chacun. Il espère que le jour ne va pas se lever trop vite – l’heure chemine et des rais de lumière grise apparaissent déjà sur les façades –, il a peur de devoir s’en aller.

Plusieurs personnes sont déjà parties pour fuir dans l’anonymat autorisé par l’obscurité. Au cœur de la nuit le groupe comptait plus de dix individus en anorak, maintenant seuls quatre évoluent encore au milieu de la courette. Repérer chacun est devenu plus facile, même si l’ombre des hauts immeubles les camoufle. Elle atténue aussi le bruit des balles dans leurs mains.

Petit anorak contemple les objets qui sautent et qui fusent entre leurs doigts. Ici, dans cette courette, se rencontrent des personnes qui ne se parlent pas mais jonglent toute la nuit – rassemblement interdit, plaisir secret. Petit anorak s’est déjà rapproché de leur groupe et ne veut pas s’en aller, car il en fera peut-être parti s’il peut revenir ici. L’endroit est difficilement accessible, il faut connaître le chemin et se glisser doucement entre deux immeubles pour y accéder.

La veste de Petit anorak est éraflée le long de la manche. Pourtant celui qui a emporté, presque kidnappé Petit anorak depuis le lampadaire a tenté de prendre garde à ne pas le blesser lors de la traversée de ce passage réduit. C’est un autre anorak rouge, plus grand et aux épaules à l’étroit dans la taille standard. Il redresse souplement son buste épais, pour se rétablir après une balle manquée. Les pupilles de Petit anorak se dilatent pour saisir ces détails. Eux seuls différencient Larges épaules du Compagnon de l’arrêt de bus, des anonymes croisés sur le trottoir, de nobody.

« Tu marches en te tenant comme un bâton. Je te reconnais comme ça, avait dit un jour Petit anorak à son partenaire de l’abribus.
— Je devrais être plus recroquevillé ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. »

Petit anorak ne peut pas souvent dire le fond de sa pensée au Compagnon de l’arrêt de bus mais il peut lui parler, alors qu’ici, il est certain que personne ne peut s’identifier à la voix, on ne prononce aucun mot. Il faut scruter les démarches, les mouvements de bras. L’un évite en boitant les flaques froides de neige et de poussière, pour se couler le long du mur où Petit anorak s’est calfeutré. Cet estropié s’assoit, il a la souplesse d’un chat nocturne malgré sa hanche bloquée. Deux autres, encore au centre et faisant rebondir lestement les balles, semblent presque jumeaux : leurs jambes fines et élancées font grimper leur veste vers les hauteurs. Le danger de parler les retient, mais leurs corps s’écoutent.

Au milieu de la courette, tous commencent à bouger à la même vitesse.

Plac, ploc ploc.

Les balles se calent les unes sur les autres. Le rythme des jumeaux devient sensiblement le même que celui qui anime les paumes de Larges épaules. Petit anorak observe plus intensément encore. Toutes les personnes présentes sont tournées dans le même sens, vers le mur du fond – celui sur lequel des angles droits de lumière cassée lézardent le béton – et, placées ni sur une ligne ni sur une colonne, elles ne peuvent pas se faire signe. Pourtant un mouvement homogène est en train de naître. Se transforme.

Ploc.
Ploc.
Ploc.

Le visage invisible, les anoraks jonglent ensemble. Le mur situé devant les joueurs révèle peu à peu ses failles. Des tâches noires et des fissures parsèment sa surface. Le revêtement s’écaille et le mouvement léger des balles semble attaquer – tendrement mais fermement – les pans usés pour les faire s’effriter totalement. Petit anorak distingue de la peinture crouler sans bruit. Il a l’impression que les balles, même sans le toucher, font se craqueler le mur avec leurs ombres. La façade de béton se transforme en rideau de lumière et de nuit, on croirait que les projectiles tracent des trouées directement sur le matériau lorsqu’ils grimpent en cloche ou passent d’une main à l’autre. Jeu de contrastes et mélange : les balles blanches, rondes et molles, en lutte avec le mur aux cassures frappées et hachées.

Figure 5 – © Géraldine Aresteanu

Pourquoi jouer à la balle, pourquoi ici, pourquoi jongler ? La question ne se pose même plus pour Petit anorak. Il suffit de voir. Le souffle de chaque individu se réchauffe et les bouffées de vapeur jaillissant des lèvres dans l’air froid semblent communiquer. Chaque lancer libère le même élan de douleur contenue au quotidien, calfeutrée par les corps muets. Chaque balle s’envole un peu plus haut, plus haut, avec les autres. Il suffit de voir.

 

Chut

Le lampadaire n’accueille plus le même regard enfantin sous sa clarté. Petit anorak n’y est pas revenu. Pourtant le bruit de pas surgit parfois, au loin, avant de disparaître.

Pim pam.

Comme s’il empruntait un autre chemin que nous ne voulons pas connaître. Le bus du quartier est aussi chargé de quelques passagers supplémentaires. Quelques fois, pas toutes. Les chemins du bruit de pas sont multiples et ne se retracent pas aisément.

« Fais attention. Mais reviens demain. »

Voilà ce que Petit anorak avait senti dans la poussée de celui qui l’avait amené dans la cour cachée. Larges épaules avait imprimé sa main sur son dos pour l’entraîner vers l’extérieur, dans l’étroite coulée entre les deux immeubles, aussi lestement qu’il l’y avait fait entrer ; un appel d’air avait envahi la doudoune.

 

Méli-mélo, pile de manteaux

Petit anorak parle avec Larges épaules, avec d’autres aussi. Pas avec des mots. Ils échangent des balles.

Figure 6 – © Géraldine Aresteanu

La première fois qu’une balle blanche avait atterri sur les genoux de Petit anorak, comme une invitation, ses phalanges crispées avaient crié « J’ai peur » – terrifiées de devoir la prendre et la relancer. Puis les mains avaient réappris, mieux que les fils du téléphone, à transmettre. Glisser des émotions, propulser les boules rondes, rire en se croisant en silence sous les lancers.

« Depuis combien de temps ? Quand vous vous êtes mis à jongler, comme ça, je veux dire côte à côte, c’était il y a longtemps ? », se demande Petit anorak.

Une balle s’envole plus haut que jamais de la main de Larges épaules et il la rattrape d’un geste assuré. Petit anorak essaie de l’imiter mais la balle qu’il lance s’écrase sur le sol avec un bruit mou. Voilà comme réponse. Un sourire passe sur leurs deux visages – ils ne peuvent pas voir les lèvres de l’autre, cachées sous les capuches, mais ils en sont certains.

Un lancer à la trajectoire légèrement déviée par la fatigue provoque un arrêt – à peine perceptible – chez le joueur d’à côté. Un instant d’attente. Chacun prend garde, chacun écoute son voisin, sa voisine et le rythme de leur souffle.

« Est-ce que tu vas bien ? » 

La question se pose sans un bruit : il suffit de bien moins d’une seconde pour l’exprimer, il suffit de la suspension légère de l’autre qui, pour la première fois, vous attend. Tout vole en rythme, les balles de plus en plus accordées les unes aux autres. Une cloche, un rebond, à nouveau une cloche. L’un des jumeaux aux jambes effilées fait glisser une balle de sa main gauche à sa main droite sans discontinuer, filant avec la légèreté d’une barque dans une eau immobile. Est-ce que les anoraks autour de lui reproduisent ce geste, ou lui en ont-ils donné l’idée ? Si l’un propose les autres suivent. Tout semble vibrer, tout semble brûler illuminer les réveiller, sous leurs ongles et à travers leurs articulations. « Continue avec moi jusqu’au matin », dans les airs.

Les balles habituellement lancées par l’Estropié ne rebondissent plus. Depuis quelques minutes déjà, il est assis sans bouger, l’œil fixe. Il se redresse brusquement sur son genou cassé et traverse la cour, il fend le groupe sans se soucier des projectiles. Petit anorak recule prestement.

« Il arrive quelque chose ? »

Les corps brutalement immobilisés des jongleuses et jongleurs sont tendus en forme de point d’interrogation. L’Estropié arrive face à l’angle gauche du mur du fond, plongé dans une ombre encore plus épaisse que toutes les ombres de l’espace. Le recoin est dissimulé par le rebord des toits, la nuit, les morceaux de plâtres avançant en excroissance sur la façade. L’Estropié avance dans l’ombre jusqu’à s’y noyer. Chacun bascule avec lui en apnée. Attend. Attend.

Lourd craquement. 

Le bruit hérisse chaque poil de leur corps sous les vestes épaisses. Si quelqu’un a entendu le son, à l’extérieur, ils sont en danger. Qui écoute, qui a pu percevoir ?

Une des mains de l’Estropié ressort du néant – le reste de son corps demeure dans l’ombre et seule cette main est revenue et s’agite. Il faut plusieurs longues secondes aux anoraks jongleurs pour prendre conscience du sens de ces doigts qui se plient et se déplient : la main les invite à la rejoindre.

Pause à nouveau.

Tous hésitent. Mais Petit anorak veut voir. Il s’avance vers le fond de la courette et plonge dans l’ombre là où s’est enfoncé l’Estropié. Une porte se trouve ici, elle est franchie et les pieds de Petit anorak rencontrent vite un sol de vieux parquet. Derrière, les autres jongleuses et jongleurs suivent, le front intrigué sous leur capuchon.

La salle dans laquelle ils pénètrent est vaste et noire. Un lieu oublié, encore plus oublié que leur cour – ils ont trouvé l’intérieur. Ils tâtonnent encore dans l’étonnement. Certains et certaines s’avancent vers la droite : un tapis râpé et élimé dessine un relief sous leurs chaussures, son odeur de poussière est absorbée par le froid. Un jongleur bute sur un objet, sûrement un carton, et le bruit du choc résonne – tous sursautent. Séparés, certains se regroupent brusquement. Dans la vie courante ils n’ont jamais besoin des autres, ils se perdent dans une foule plus ou moins dense mais ici, ils peuvent se réchauffer et se rassurer ensemble ou explorer librement leur solitude. La salle les rapproche. Petit anorak avance vers le fond, il sent comme un aimant lui occuper la poitrine, la dévorer, dévorer.

Un des jongleurs resté du côté de la porte allume d’un coup, extrait de sa poche à fermeture éclair cassée, un petit projecteur. Le faisceau de la lampe forme un couloir lumineux triangulaire qui s’engouffre très loin, il délimite la nuit. Les autres sont éblouis par l’instrument. L’allumeur le pose au sol et chacun cligne des yeux – on a eu le temps d’apercevoir le scintillement furtif des pupilles sous les capuches. Petit anorak ne fait pas volte-face. Il observe l’espace éclairé et le fond qui se découvre : la salle est véritablement grande. Assez grande et assez vide pour eux tous. Le projecteur, comme les phares du bus, lui fait voir son haleine vaporeuse s’envoler dans l’air froid. Pourtant il sent déjà la chaleur retrouver ses doigts.

Un glissement bruisse dans son dos, un son débridé. Est-ce bien ce qu’il croit ? Est-ce bien un bruit de fermeture éclair, un zip qui se défait sur toute sa longueur ? Tous ses muscles frissonnent, le glissement est un choc électrique. À son tour, Petit anorak attrape la tirette de sa veste. Desserre la fermeture, allez, descend. L’anonymat tombe de ses épaules avec la doudoune – sans aucune grâce, sans mise en scène. L’anorak atterrit sur le parquet si sale qu’on croirait de la moquette. Des cheveux éparpillés coulent en liberté autour de sa nuque. Petit être se retourne et face à son regard, accrochés à la tension de ses cils : ils sont là. Ils ont laissé leurs vestes à capuche choir dans la poussière. Des visages, des tee-shirt standards portés différemment apparaissent enfin. Une épaule plus haute, une veine du cou qu’on ne soupçonnait même pas sur soi-même et encore moins sur les autres. Sur vous.

Figure 7 – © Géraldine Aresteanu

Prêts ? Feu !

« Par ici, la table !

On l’amène, poussez-vous.
— 
Attention !
— 
Une ampoule, quelqu’un a une ampoule ? »

Chacun s’affaire. On traine des vieux meubles, on dépoussière, on éclaire. Un intérieur est en train de naître sous leurs mains investies et rien que cela les rend fiers. Leurs poitrines se gonflent de gaieté. Les anoraks, eux, sont en tas à côté de la porte. Lorsque les jongleuses et jongleurs passent près de cette pile informe, une légère surprise fait vibrer leurs poumons, ils suffoquent un instant.

Petit être trimbale-brinquebale des caisses et des cartons. Dedans clinquent des clous, des vis dérobées, des plaques de verre ou des morceaux de planches. Une grande femme, aux pommettes si hautes qu’elles semblent dessinées au couteau, construit des bacs et des étagères où d’autres jettent déjà des balles. Un bilboquet est apparu et se dresse, instable, sur un des montages de bois et de plastique : d’où vient-il ? On n’a plus vu d’objet comme un bilboquet depuis… même bien avant notre naissance. Larges épaules fait partie de ceux qui tirent et tractent les anciens tapis roulés. Il souffle sous l’effort mais n’oublie pas de s’assurer, de temps à autre, que Petit être se trouve encore ici. Ils se croisent et se sourient. Un autre groupe fouette le sol à coup de balais et révèle les veines du parquet collant – espérons plus pour longtemps.

« C’est comme essayer de nettoyer la rue.
— 
Peut-être mais nettoyer pour soi, ça change du ménage pour les autres. »

Les deux qui semblent jumeaux bondissent avec encore plus d’énergie sur leurs jambes frêles : Frère glisse et Sœur file. Ils chanteraient presque. Une balle passe entre leurs pieds, échappée d’un bac dont les clous rouillés viennent de sauter. Elle zigzague au hasard sous les coups de balais. Le regard de Petit être est attiré. La balle roule dans sa direction, il pose prestement son carton et la relance vers le groupe. Elle dessine un leste arc de cercle. Un éclair tend les muscles de Frère-Sœur, à bas le balai : les balles recommencent à voler. Comme elles le faisaient dans la courette mais ici, dans leur nouveau foyer, tout est plus joyeux et plus électrique.

Pour tous démarre alors une scène de re-rencontre et de rentre-dedans. De te revoilà, de réécoute-retrouve-moi, grâce à cette jongle éclectique digne d’une balle au prisonnier. Un homme au nez aplati lance trop fort son projectile, qui vient cogner contre un mur. Larges épaules rattrape l’objet, grogne mais s’empresse de continuer la partie. Chaque personne se laisse emporter, ça fuse par ici, ça fuse par-là et la salle devient toute bleue de leur jeu. Les couleurs se mélangent avec les vêtements et les corps et hop et hop et hop les balles roulent, glissent et rebondissent d’une paume à l’autre, d’une main vers un coude vers un pied, chacune et chacun se découvre. Les balles forment des floppées d’étoiles, elles traversent la salle en grandes lignes, de la droite vers la gauche puis retour à l’envoyeur de la gauche vers la droite, elles s’embobinent en masse dans l’air poussiéreux.

Figure 8 – © Ian Grandjean
Figure 9 – Auteur inconnu (Radiopluriel.fr)

Bang. Un brusque bruit sourd éclate.

Pause. Tout le monde reste là, immobile.

« Je vais chercher une autre ampoule. »

L’homme au nez aplati rassemble du pied des morceaux de verre cassé. Dans la lumière clignotante et bleutée des ampoules restantes, Petit être se retourne mais les doigts de Qui-es-tu-je-t’ai-reconnu se sont éloignés.Corp

Quelques minutes plus tard, la pile de doudounes se vide. Le zip des fermetures éclairs crisse pour se cacher jusqu’au menton. Petit être prend son petit anorak, sans se presser – il recherche la Main du Compagnon. Enfin il la repère, de l’autre côté de la pile. L’autre est là, comme à l’arrêt de bus quand ils attendaient ensemble, mais plus tout à fait le même. Peut-être plus curieux. Est-ce qu’il n’est pas venu voir, après tout ? Il tient sa veste à la main et son nez, ses cils, sa bouche sont visibles, fins et grêles. Lui aussi a fini par comprendre. Il inspire et prend enfin la parole, en s’adressant à Petit être par-dessus les manteaux :

« Je ne savais pas que tu étais une fille. »

Une seconde de silence. Le Compagnon de l’arrêt de bus enfile rapidement son anorak et sort. Petit être ne le suit pas immédiatement. Elle entend quelqu’un appuyer sur les interrupteurs, les lampes s’éteignent dans son dos et jettent leurs derniers reflets sur les brisures de l’ampoule cassée. Les éclats découpent les cheveux de Petit être en mille morceaux. Elle pense : je ne savais pas que ce serait ta première découverte. Elle aussi remonte le zip de sa veste et s’en va par la porte de l’ombre.

Personne ne l’a vu mais un corps est resté sous la pile de doudounes. Un individu est tombé là et n’a pas réussi à prendre l’élan du jeu et à ôter son habit réglementaire. Tout le monde ne peut pas tourbillonner aussi vite d’un coup d’un seul. La nuit se poursuit, cependant – chut.

 

Monotone menace

Pim pam. Notre nuit est à nouveau réveillée.

Pim pam. Le bruit revient.

Les chaussures de Petit être font toujours résonner le même son. Le trajet est différent, mais la cadence demeure. Peu importe si les semelles de caoutchouc sont plus amincies et râpées. Même pim, même pam. Petit être traverse la ville de nuits en nuits, toujours plus de crépuscules d’affilée la voient s’enfoncer entre les immeubles bruns, empruntant des chemins variés : il faut toujours regarder derrière soi, ni être traquée, ni être seule. Petit être connaît les escaliers, ceux qui descendent de la haute partie du périphérique, et elle sait que cette ruelle coupe droit vers une passerelle métallique, sale mais utile pour continuer son chemin.

« S’il le fallait je pourrais m’enfuir, dit-elle en pénétrant dans la salle cachée au fond de la courette.
Tu te sens suivie ? demande Larges épaules.
— 
Non. Mais… je rêverais de semer des habitués des lieux. Pas toi ?
— 
Je ne rêve pas en marchant.
— 
Qu’est-ce que tu fais alors ? demande à son tour Petit être.
— 
Je marche. »

Et Larges épaules rit, d’un rire franc et aussi oublié que le bilboquet. Les cheveux de Petit être ne peuvent pas cacher son sourire. Elle les a coupés. Cette nuit-là est elle-même un long sourire qui se termine – des heures plus tard – par un son régulier :

Zim ploc. Pffuit ploc.

Frère-Sœur ont inventé un enchaînement bien réglé qui produit ce bruit. Ils démarrent presque au matin, lorsqu’il faut ranger les balles éparpillées. Les autres jongleuses et jongleurs traversent la salle et casent les objets dans des caisses bricolées.

Diamètre 12, carton du bas.

Balles de chiffon, étagère gauche.

Bilboquet ? Sur la planche clouée, au bout.

Balles de caoutchouc, coin droit étagère haute.

Diamètre plus large, bac à part.

Balles abîmées, avec le reste.

Frère pioche dans un tas d’objets à ses pieds et à peine une balle saisie il l’a déjà lancée vers Sœur. Les grosses fondent vers elle comme des boulets de canons, les plus légères dessinent une cloche, certaines vrillent sur elles-mêmes. À chaque tir correspond un diamètre et Sœur réagit en conséquence, elle relance la balle vers l’étagère appropriée. C’est un mouvement de chaîne, une usine qui tourne – Frère et Sœur de dos, les balles apparaissent en piqué au-dessus de leur tête et bam et bim, elles suivent leur destinée. 

Zouip. Une cloche vers la droite.

Slash. La boule a filé le long d’une ligne horizontale, droit vers la gauche. 

Toutes ne semblent que rebondir sur la paume ouverte de Sœur pour atterrir dans le carton de rangement adéquat.

Dehors, la lueur sourde de l’aube concurrence les lampes de poche. Le printemps est fini, les jours se rallongent et l’obscurité prend la fuite. Larges épaules presse le débarrassage, tant pis si le bilboquet traîne dans un coin. Il ne faut pas rester ici et se faire prendre. Il va vers les quelques personnes qui, fatiguées et assises, se contentent de faire glisser des balles à leur portée vers Frère-Sœur.

« Ta cheville ne te fais plus mal ? »

Larges épaules s’adresse à un garçon dont personne n’a entendu la voix jusqu’à présent. Même maintenant il ne parle pas et abaisse le front pour répondre. En l’air il entrecroise une boule blanche et une balle de ping-pong.

« Alors aide-moi à rouler ce bord de tapis devant la porte et mets ta veste, il est temps de partir. »

Le Muet laisse ses lancers prendre fin sur le sol et se dirige vers Larges épaules déjà aux prises avec le tissu poussiéreux. Petit être remonte la fermeture de son anorak. Certains membres du groupe l’ont troqué pour une veste légère standard en nylon bleu électrique – la saison est passée si vite. Elle regarde Frère-Sœur et leurs échanges bien réglés.

Zim ploc. Pffuit ploc.

L’habitude. L’ordonnancement. L’ordonnance. Au bout de cette nuit de sourire, Petit être aimerait retrouver la fraîcheur des premiers soirs. Ceux où rien n’était prévisible. L’inattendu frissonnant – sale curiosité je te dis. Larges épaules adresse un signe des yeux à Petit être :

« Tu viens, on y va ? »

Elle s’apprête à le suivre mais quelque chose la retient. Elle vient d’apercevoir le Compagnon de l’arrêt de bus s’emparer de la balle de ping-pong du Muet, restée au sol, et se diriger vers Frère-Sœur. Il se place à côté d’eux et hop.

Figure 10 – © Géraldine Aresteanu

Petit être va retrouver une connaissance dans ce flux. Il ne distingue d’abord que sa main dans la foule : cette main l’attire, il sent qu’elle appartient à quelqu’un qu’il a déjà croisé sans pour autant parvenir à l’identifier. Leurs doigts se frôlent et Petit être frissonne au contact de cette main à la fois connue et inconnue.

« Qui es-tu ? Que fais-tu là ? » pense Petit être.

Le jeu se poursuit et le souffle de la course s’intensifie, avec des soupirs exaltés de part et d’autre. Petit être profite discrètement des divers rebonds : pour retrouver et se rapprocher de ces doigts rencontrés. Sans se détacher du jeu – il y reste impliqué et ses yeux brillent – il repère à nouveau la main, son regard se pose sur elle puis, curieux, remonte le long du bras, observe les coutures propres mais usées de la manche sur le coude. Le regard de Petit être monte encore plus haut, là où se situe le premier échange, celui où les pupilles se croisent et se disent : je te remarque, toi aussi tu me regardes, je te sens, même si tu fuis et tourne dans la salle je ne peux pas oublier que tu es dans mon dos maintenant regarde-moi, face à face. Impossible de dire si Petit être est intrigué, étonné, attiré par cette rencontre. L’autre ? Non plus. Cela arrive, voilà, au milieu du jeu. Le tournoiement des balles dans la salle les sépare, ils se perdent à nouveau dans la foule, courent et de temps à autre la main de l’un retrouve la main de l’autre, retrouve la manche, sans parvenir à se toucher. Petit être a pourtant enfin reconnu l’autre, il a compris qui possède ce mouvement de doigts compulsif. Larges épaules – lui qui veille sur Petit être – a-t-il perçu cet échange obscur ? A-t-il vu aperçu ces retrouvailles avec quelqu’un d’inattendu en ce lieu ? La main appartient à une personne observée mille fois déjà par Petit être, bien avant tous les membres de la courette. Un Compagnon habituellement attendu sous un abribus. Le jeu touche à sa fin, leurs doigts se rapprochent à nouveau, le tournoiement final les fait presque se rejoindre.

Zim zim ploc.

Pffuit pffuit ploc.

Les doigts du Compagnon de l’arrêt de bus n’ont pas la finesse riante de Frère. Ni l’agilité de ceux de Sœur. D’ailleurs sont-ils vraiment frère et sœur, ces deux-là, leurs lèvres complices fendant leurs joues, leurs poignets souples jonglant et jonglant et jonglant encore ? Peu importe, maintenant le Compagnon joue avec eux. 

Zim zim ploc.

Il prend des balles par terre et leur envoie en cloche ou en vrille. Le mouvement à deux s’est transformé en trio. Ou plus encore ? Le Compagnon fait un pas de côté et s’éloigne de Frère. Un simple écart, quelques centimètres : voilà qu’il laisse la place pour une personne en plus dans la chaîne. Petit être hésite, ses pieds sont prêts à partir vers la porte mais le reste de son corps demeure accroché ici, à fixer cette place vide. 

Zim pffuit ploc

Elle prend sa décision et dit à Larges épaules « Attends-moi », s’avance dans le trou entre Frère et le Compagnon de l’arrêt de bus, et intègre leur chaîne à huit mains.

En quelques minutes, tous les cartons et les étagères sont remplis, le Compagnon et Petit être sont en sueur. Larges épaules n’a pas attendu. Il est parti.

 

Après-demain

Accélère. Encore, ne t’arrête pas. 

Pim pam pim pam pim pam pim très vite. 

Les lueurs du périphérique se reflètent sur les joues de Petit être qui court sur un chemin en contrebas de la route. Elle tourne à gauche brusquement. L’angle du mur aurait pu lui briser le nez, lui éventrer la manche, mais elle continue à courir. Elle dépasse l’arrêt de bus – elle ira plus vite à pieds. Plus que quelques pim pam et elle atteindra leur cachette. À temps ? Sous le lampadaire, Petit être marque une seconde d’arrêt. Elle observe notre nuit. Nos volets. Elle ne voit rien, ils sont fermés, mais derrière nos œillères nous la regardons en retour. Le souffle court elle disparaît. 

Pim pam reprend plus vite.

La courette est vide. Petit être cogne un objet du bout de sa chaussure et l’envoie valser en rebonds épais et mous sur le sol de béton : une balle abandonnée. Par terre vacillent aussi des éclats de bois, des échardes, un lambeau de carton, de la mousse à rembourrer éparpillée. Les débris de la fuite. Elle entend des gens remuer derrière l’ombre de la porte dissimulée : elle a dû leur faire peur, tous ne sont pas encore partis. Petit être traverse la cour dans leur direction, pénètre à l’intérieur et ôte aussitôt sa capuche.

Figure 11 – © Ian Grandjean

Les quelques personnes présentes l’éblouissent de leurs lampes de poche puis la reconnaissent et baissent leurs faisceaux. Leurs bras et leurs gorges tremblent. Ils sont deux, non, trois. Frère et Sœur n’en font pas partie. La femme à hautes pommettes, si ; elle arrache consciencieusement ce qui reste d’une étagère construite de ses propres mains. Elle s’écorche les phalanges et les genoux, ses yeux sont brillants, trop brillants. Des balles traînent encore un peu partout, parfois éventrées. Le Compagnon de l’arrêt de bus est là également, il porte sa veste bleue et sa capuche. Penché, crispé, il remue la vieille poussière des rouleaux de moquette derrière lesquels il cache des boules. Pourquoi a-t-il eu le courage de revenir, de rester jusqu’au bout ? Comme réponse, il se tourne vers Petit être et lui lance une balle. 

Zim ploc, elle la renvoie sans y penser. 

Un sourire fugitif naît sous la veste bleue. La balle se perd au centre de la pièce où, assise et recroquevillée la tête sur les genoux, la dernière personne présente murmure sans s’arrêter.

« Il aurait fallu être plus prudent. Peut-être que quelqu’un a parlé moi je n’ai jamais dit un mot à qui que ce soit sur cet endroit sur tout et dehors à part ça je ne sors pas je ne me fais pas remarquer. »

Il a une voix fluette. Petit être fait un pas vers lui, elle reconnaît le Muet. Elle trébuche sur le tapis, celui que Larges épaules a tenté d’aplatir ou de retrousser. Maintes fois. Mais le bord rebelle résiste. La gorge de Petit être se serre brusquement.

« Où es-tu ? prononce-t-elle tout bas. »

Tous ses muscles en détresse appellent, crient : 

« Où es-tu ? Tire-moi par la manche, dis-moi que tout n’est pas perdu, que tu es venu et que tu n’as pas disparu, dis-moi que tu vas venir rabrouer le tapis encore et encore et même la nuit d’après.
Je suis là. »

Larges épaules sort de l’ombre. Droit et rude, il a le poing crispé sur un morceau de tissu. Petit être ne l’avait pas remarqué dans la grande salle. Elle tressaille imperceptiblement, juste assez pour qu’il le sente. Leurs visages fermés, leurs souffles chauds ne sont plus très loin l’un de l’autre – ils échangent un silence. Les autres ne cessent de s’affairer. Hautes pommettes en a terminé avec ses étagères. Elle s’appuie le dos contre le mur vide et interpelle Larges épaules :

« Ton sac est énorme.
— 
Il n’est pas encore plein.
— 
Tu ne veux tout de même pas tout emporter à l’extérieur ? »

Hautes pommettes raille presque. Elle essuie ses ongles abîmés sur son pantalon. Lui, desserre à peine la mâchoire. Petit être répond à sa place et ses cheveux courts vibrent, farouches :

« Pourquoi pas. »

 

Feux d’artifice

Accélère. Ne fais pas de bruit. L’aube arrive, dangereuse, claire. Elle rogne déjà l’obscurité des murs sales, strates par strates et aussi infaillible qu’un métronome, l’environnement devient tel un ensemble de voiles gris et écharpés. Ils ne courent pas véritablement. Ils se dépêchent. Le sac n’était qu’un grand drap et ils le portent ensemble, chacun tient son bout et les balles, au milieu, roulent et déboulent sur le tissu comme sur un trampoline. 

Bling biling biling

Larges épaules et le Compagnon de l’arrêt de bus aux deux coins arrière, Hautes pommettes et le Muet devant. Petit être en éclaireur ouvre la voie et vérifie chaque coin de rue – aller voir elle sait faire. Dans les embranchements sa minuscule silhouette les précède et elle ne tremble pas, elle connaît les raccourcis et les passages et les creux de porte. Pas tous, pas les plus larges, tant pis. Avance. Accélère.

Bling. Bling biling biling.

Une balle en dur frappe le sol, régulièrement. Indiscrète. C’est une lourde balle en silicone, ils n’auraient pas dû l’emporter celle-là et elle est dangereuse et incurable. Petit être entend le sac claquer et sent la tension grimper le long de ses os et de ceux des autres. Ils traversent une rue perpendiculaire à un large boulevard, il faut prendre garde. On grogne et Petit être jette un œil dans son dos. Le compagnon de l’arrêt de bus fouille le tissu, extrait la balle rigide et la jette. 

Bling biling bing bang dans le caniveau. 

Sous les vestes chacun frémit : le bruit explose dans leurs tympans. Attendre. Attendre comme toujours que les volets réagissent. Hautes pommettes semble sur le point de s’enfuir. Or rien ne bouge. Larges épaules donne un coup sec dans le drap, le groupe se remet en marche.

Pour quelques secondes à peine : cette fois c’est Petit être qui les stoppe au bout de la rue. Une porte vient de s’ouvrir sur le boulevard. Des bruits de pas se rapprochent. Les doigts se resserrent autour du drap et rapidement, sans attendre, le groupe fait demi-tour, mais d’autres sons arrivent déjà de la direction opposée, l’agitation semble soudain surgir de chaque côté.

« Nous n’aurions pas dû il faut courir j’avais peur mais je suis venu… »

Le Muet recommence à murmurer, sa voix est à peine audible, et Larges épaules entraîne déjà le groupe vers une ruelle adjacente. Sous sa capuche les yeux de Petit être fouillent le sol, les ombres, les angles. La balle dure est là, à quelques mètres, échouée dans le pli du trottoir abîmé. Elle les aurait définitivement trahis ? Petit être hésite, ses poings s’ouvrent et se referment, un instant.

« On peut les abandonner, ose-t-elle. »

Les quatre autres tressaillent, coupés dans leur élan ils s’arrêtent sans comprendre.

« On les balance. Toutes. Toutes les balles, dit Petit être la voix hachée mais ferme. »

Les fronts se baissent et lui susurrent : folie. Ils savent que sur le boulevard et dans les rues de plus en plus proches nos fenêtres closes commencent à chauffer, à s’entrebâiller et alerter les inconnus, que tout est presque bouclé. Le Compagnon de l’arrêt de bus pose son angle de tissu à terre. Il se redresse, Petit être ne voit pas le bout de son nez mais sa voix résonne sous sa capuche avec force :

« Il est trop tard pour filer avec le sac. Vous projetez les premières balles puis vous courez, je reste là et je lance toutes les autres. Courez. »

Sans le vouloir, Hautes pommettes laisse à son tour tomber l’angle de drap qu’elle tenait et ne fait pas un geste pour le rattraper. La tête du Muet cesse son balancement compulsif. Petit être ne sent plus ses muscles, ils sont durs et immobiles comme du béton coulé.

« Et s’ils t’attrapent ? elle demande. »

Les rayons de l’aube montent de plus en plus, elle distingue un sourire chez le Compagnon de l’arrêt de bus. Ils l’attraperont, il le sait, il lui dit du coin des lèvres, elle le sait aussi, il est déjà pris.

« Fais-moi un feux d’artifice, il répond. »

Larges épaules lâche le drap et plonge la main vers les balles, vers les boules. Hop la première part dans les airs. Avant qu’elle ait pu retomber au sol, tout le monde a déjà le buste penché au-dessus du sac.

Les lancer au bout du ciel, les envoyer par-delà le monde et ne plus se préoccuper de l’atterrissage. Transformer le désespoir en cascade. Projeter la cascade à toutes forces contre les murs. Les balles fusent et fusent encore. Petit être pioche et tend le bras vers le haut, vers le plafond de la nuit. Ensemble ils créent une pluie d’étoiles filantes renversées. 

Bing bang. Les balles explosent depuis le sol et montent remplir le ciel en désordre. 

Bling biling bing bang

Il n’y a rien à regretter. Larges épaules saisit Petit être des étoiles plein les mains, la serre sur son dos et son omoplate. Il commence à courir, il l’emporte, tous courent. Feux d’artifice. Feux d’artifice.

Figure 13 – © Géraldine Aresteanu

Remerciements

Un grand merci au Collectif Petit Travers pour son aimable autorisation d’utiliser les photographies ci-dessus.

Crédits

La première image et la dernière sont des croquis extraits du carnet de notes d’Esther Friess. Les noms mentionnés ci-dessous respectent l’ordre des photographies représentant le spectacle Dans les plis du paysage du Collectif Petit Travers.

2. Fabien Plasson
3, 11. Ian Grandjean
4-7, 10, 12. Géraldine Aresteanu
9. Christian Janet